Je me souviens parfaitement du jour o nous

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Je me souviens parfaitement du jour où nous sommes arrivés dans le vert. L’entrée

Je me souviens parfaitement du jour où nous sommes arrivés dans le vert. L’entrée ne fut pas une mince affaire. Chargés de gros sacs, lourds sur nos dos, les bras et jambes nus, égratignés, nous avions du mal à évoluer dans cette étendue, vierge et belle. Mon père, mes sœurs et moi avions quitté un village au Nord pour retrouver une terre plus clémente et prospère. Nous laissions derrière nous une autre vie, où notre pauvre mère nous avait quittés trop tôt et où mon père n’avait plus rien, ni travail, ni argent, ni amour. Nous allions tout recommencer.

Au bout de trente-quatre jours de marche dans la jungle, nous sommes arrivés ici,

Au bout de trente-quatre jours de marche dans la jungle, nous sommes arrivés ici, épuisés par l’expédition. Nous avons posé nos bagages tout près de la rivière. Nous avons abattu quelques arbres, % bâti notre maison, cherché de la nourriture. Il suffisait de tendre les bras, les fruits étaient là, comme s’ils ne pouvaient pas pousser ailleurs. Nous allions vivre ici, dans le vert.

Malgré la rudesse et l’hostilité des lieux, je trouvais dans cette nouvelle vie toute

Malgré la rudesse et l’hostilité des lieux, je trouvais dans cette nouvelle vie toute l’excitation que je n’avais pas connue là-bas, au Nord. J’ouvrais les yeux. C’était merveilleux. Le sol, les arbres, des grands cailloux, tout était recouvert de cette épaisse mousse, du vert confortable et feutré. La canopée couvrait nos têtes, nous protégeait des vents. J’ai vu des centaines de mammifères et d’oiseaux. J’ai vu des milliers d’espèces végétales. Et même ‒ je les déteste ‒ des millions d’insectes. Le lieu était réservé à ces rois. Des rois à grandes dents et lourds pelages, des reines à longues ailes, d’autres à huit pattes, multicolores, ou à lunettes, qui nous observaient. Et parmi eux, celui qui nous faisait peur et que mon père m’avait interdit d’approcher.

Comme il nous effrayait quand il se mettait à rugir fort, la nuit. Parfois

Comme il nous effrayait quand il se mettait à rugir fort, la nuit. Parfois le bruit se rapprochait, des perroquets s’affolaient, un cochon sauvage bondissait d’un bosquet, un cerf sortait de sa cache. Et puis, plus rien. Le son terrible s’éloignait, et avec lui l’angoisse de la rencontre. Parfois, lors de longues veillées autour d’un feu, nos hôtes de passage venus du Nord nous racontaient qu’ils s’étaient trouvés nez à nez avec lui, et nous montraient avec des gestes guerriers comment ils avaient réussi à détourner son attention pour fuir dans une autre direction. Ils le décrivaient toujours cruel et sans loi. « Si jamais tu te trouves en face de lui, fuis ou montre les armes ! » Ils disaient : « Son pelage jaune feu est balafré de rayures noir charbon. » Ils disaient encore : « II est une menace pour nous autres, lui, le carnivore. » J’avais peur de lui, mais j’avais aussi peur de ces guerriers et de leurs histoires.

Bientôt les bruits venus de la jungle se firent de plus en plus rares.

Bientôt les bruits venus de la jungle se firent de plus en plus rares. Les visiteurs d’un soir nous avaient finalement rejoints, attirés par cet idéal vert. Nous avons abattu d’autres arbres, bâti d’autres maisons et cherché plus de nourriture. Des familles entières venaient du Nord agrandir cet espace qui, presque au jour le jour, laissait de moins en moins de place au vert. Notre paradis était devenu un village. Les habitations se comptaient par dizaines, une école avait été construite et une institutrice avait, elle aussi, fait le voyage. Mes sœurs et moi retrouvions les habitudes que nous avions quittées.

Nous avions à nouveau des amis, des élèves de la classe où nous apprenions

Nous avions à nouveau des amis, des élèves de la classe où nous apprenions à compter et à écrire. Avec Georges, nous construisions des barrages au bord de la rivière. Les journées étaient rythmées par les activités au village toujours en construction. On ne manquait pas de travail. L’aventure des premiers moments laissait doucement la place à une vie bien organisée. Il fallait aujourd’hui vivre en communauté. Un soir, Jo nous raconta son périple. Il était arrivé du Nord, comme nous, et il avait rencontré le grand carnivore. Cette nuit-là, mes sœurs et moi avons tendu un peu plus l’oreille pour entendre les rugissements du roi de la jungle, mais plus rien. Peut-être avait-il changé de territoire ? Peut-être avait-il suivi une proie au-delà du vert ? Je n’étais pourtant pas rassuré.

Autour du village, l’espace sauvage avait petit à petit cédé la place à de

Autour du village, l’espace sauvage avait petit à petit cédé la place à de charmants jardins. Les singes n’étaient plus nos amis, ils venaient sans gêne se servir dans nos arbres fruitiers. Certains habitants, exaspérés, les repoussaient à coups de bâton et de jets de pierres. Pourtant ils n’avaient rien demandé, eux. Nous avions envahi leur territoire, de moins en moins vert, et pour les remercier de nous avoir laissés entrer dans leur royaume, nous les chassions. Toutes les espèces avaient fui et même le plus terrible de tous, le carnivore, semblait lui aussi avoir décidé d’aller voir ailleurs.

Ce jour, alors que je remplissais des bidons d’eau à la source, loin du

Ce jour, alors que je remplissais des bidons d’eau à la source, loin du village, une brise apporta à mes narines une odeur que je n’avais jamais voulu reconnaître. Il était là, juste en face de moi. Je savais bien que lui aussi m’avait vu et senti. Il buvait. Il n’a pas levé les yeux et il a continué à faire ce qu’il faisait le mieux, vivre. Puis il a sauté vers le noir. Je ne l’ai jamais revu.

Désormais c’est moi qui raconte cette histoire au coin du feu à ma famille,

Désormais c’est moi qui raconte cette histoire au coin du feu à ma famille, qui en tremble encore aujourd’hui. Ici, c’était vert ! Ici, ça sentait bon ! Ici, il se sentait bien. Tout était à sa place, et c’était comme ça. Le vert était son domaine.

Le vert était son domaine. Ici, il se sentait bien. Ici, ça sentait bon

Le vert était son domaine. Ici, il se sentait bien. Ici, ça sentait bon ! Ici, c’était vert !