Histoire du matrialisme et embodiment Charles T Wolfe
Histoire du matérialisme et embodiment Charles T. Wolfe Dept. of Philosophy and Moral Sciences Ghent University & IAS-CEU Embodiment, U. Aix-Marseille, 19 juin 2018
Plan 1. Matérialisme, mécanisme/physicalisme, réductionnisme a) Un problème ‘historiographique’ b) Un autre problème pour la philosophie de l’esprit 2. Le problème de l’embodiment 3. Un matérialisme vital (Diderot et al. ) 4. Comment celui-ci permet de repenser l’embodiment autrement que comme subjectivité / corps propre a) dimension ‘historiographique’ (Réécrire l’histoire du matérialisme) b) Dimension contemporaine (matérialisme = triangulation entre physicalisme et phénoménologie du corps)
1. Qui définit le matérialisme ? Il est d’abord défini par ses adversaires ; il est scandaleux. • « … matériel, signifie aussi, massif, grossier. […] Ces murs, ces fondements sont trop matériels. Cette montre n’est point délicate, elle est trop matérielle. On dit aussi d’un homme sans esprit, ou qui est fort attaché aux plaisirs des sens, qu’il est fort matériel, qu’il a une physionomie épaisse et matérielle » (Dictionnaire de Trévoux, 1704, II, n. p. ). • Dans le Lagarde et Michard du milieu du 20 e siècle Diderot est encore décrit comme « fort matériel » Donc, dimension corporelle …
• On peut réduire le matérialisme à deux formes principales (G. F. Meier, années 1720) : • Cosmique (thèse sur la nature du monde) – variantes : physicalisme, épicurisme et plus tard, mécanisme + réductionnisme • Cérébral (thèse sur l’identité ou la correspondance cerveau -esprit, ou corps-âme…) : toujours réductionniste mais ontologiquement différent • La Mettrie à la fin des années 1740 est le premier à l’employer pour se désigner lui-même. • Mais quel est le rapport du matérialisme au corps (qui signifie ici surtout corps vivant) ?
Matérialisme et embodiment : le problème Car après tout, le matérialisme, dans des écrits portant des titres tels que L’Homme-Machine, n’est-il pas par définition une négation du vivant (en faveur du mécanisme, du physicalisme, etc. ) ? N’est-il donc pas aveugle à la réalité de l’embodiment?
Un exemple de réduction mécaniste « les médecins se mirent enfin à examiner la structure du corps et les phénomènes de l’organisme, en appliquant à cet examen les principes de la géométrie mécanique, les expériences physico-mécaniques et celle de la chimie. [… Alors] l’on put reconnaître que le corps humain, considéré sous le point de vue des actes physiques, n’était au fond qu’un ensemble de mouvements empruntés à la mécanique ou à la chimie, quoique déterminés par des lois d’un ordre purement mécanique » . Baglivi, De praxi medica (1696), I, xi, §§ 6 -7.
Matérialisme mécaniste ? Ce sera en effet la thèse de Marx et Engels (influente, jusqu’à Sartre et al. au XXe siècle et la mouvance du « New Materialism » aujourd’hui) : « Le matérialisme du siècle passé était surtout mécaniste, parce que, à cette époque [. . . ] seule la mécanique [. . . ] était arrivée à un certain état d'achèvement. [. . . ] pour tous les matérialistes du XVIIIe siècle, l'homme était une machine. Cette application exclusive du critère de la mécanique à des processus de nature chimique et organique constitue une des étroitesses spécifiques, mais inévitables à cette époque, du matérialisme français classique » (F. Engels, Ludwig Feuerbach und der Ausgang der klassisichen deutschen Philosophie, 1888)
ma tentative d’ « historiciser » la question
Mais Engels se trompe assez lourdement, et son erreur (il y en a plusieurs en fait) laisse entrevoir l’existence, non seulement d’une reconnaissance du corps vivant au sein du matérialisme, mais d’une présence constitutive de cet embodiment au sein du matérialisme. Comment définir l’embodiment ?
2. définitions/critères de l’embodiment • Corps vécu (notion surtout phénoménologique, cf. Merleau-Ponty et ses ‘traductions’ cognitivistes – Kelly, Gallagher mais aussi, plus naturaliste, l’embodied cognition) : le corps est ‘hors de l’espace’ • Expérience corporelle dans son historicité (influence de Foucault dans anglosaxonnes) l’univers théorique des humanités « Prises ensemble, ces approches au corps se distinguent de l’approche biologique ‘corps = organisme’ en employant le terme embodiment » (Dale 2001, 11)
Embodiment - historicité « il n’y a pas d’ensemble clair de structures, de comportements, d’événements, d’objets, d’expériences, d’expressions … que désignerait ‘le corps’ … Parfois le corps ou l’embodiment semble indiquer une limite ou un lieu, qu’il soit biologique ou social : des structures naturelles, physiques (comme des systèmes d’organes ou des chromosomes), ou le milieu, le lieu, la limite … ou le rôle (genre, race ou classe) en tant que contrainte. Parfois, au contraire, il semble indiquer précisément l’absence de limites : le désir, la potentialité, la fertilité, la sensualité / sexualité … ou encore la personne ou l’identité en tant que représentation ou construction malléable » (C. W. Bynum, « Why All the Fuss about the Body ? » , 1995, 5)
3. Un matérialisme vital Le matérialisme non-mécaniste : le matérialisme n’estil pas « mécaniste » ? Selon une idée reçue assez bien partagée, le matérialiste réduit la réalite du corps à un ensemble de “faits” physiques mathématisables. bruts, Non : mécaniques, tout (presque a fortiori tout) le matérialisme du XVIIIe siècle est tourné vers la question de la vie. Quelques exemples :
montres sensibles et vivantes ou montres de fer et de cuivre : une différence ontologique ? Quelle différence d’une montre sensible et vivante à une montre d’or, de fer, d’argent ou de cuivre ! (Diderot, Éléments de physiologie, III, « L’Homme » , DPV XVII, 335). Le corps n’est qu’une horloge, dont le nouveau chyle est l’horloger. Le premier soin de la Nature, quand il entre dans le sang, c’est d’y exciter une sorte de fièvre, que les Chymistes qui ne rêvent que fourneaux, ont dû rendre pour une fermentation. Cette fièvre procure une plus grande filtration d’esprits, qui machinalement vont animer les Muscles et le Coeur, comme s’ils y étoient envoiés par ordre de la Volonté. (La Mettrie, L’Homme-Machine, Fayard-Corpus I, 105, je souligne).
La Mettrie : la machine affective Être machine, sentir, penser savoir distinguer le bien du mal comme le bleu du jaune, en un mot, être né avec de l’intelligence et un instinct sûr de morale, et n’être qu’un animal, sont donc des choses qui ne sont pas plus contradictoires, qu’être un singe ou un perroquet et savoir se donner du plaisir (L’Homme-Machine, 112).
L’ me Matérielle (années 1720 -1730) L’homme peut-il arrêter les émotions des Esprits et du sang; et les ébranlemens du cerveau, que les objets excitent en lui ? Il est donc faux de dire qu’il dépend de nous d’être heureux, d’être sages, d’être libres ; tout cela ne dépend point de nous. Notre bonheur, notre sagesse, notre liberté dépendent du mouvement des Esprits animaux dont nous ne sommes pas les maîtres, et ces mouvements d’esprits sont cause de l’émotion de notre ame. Toutes choses ne sont point libres ; nous ne pouvons les empecher : autrement il faudrait changer la constitution de nos corps, et la détermination du mouvement des Esprits. C’est un effet naturel et nécessaire de la sage et admirable construction de nos corps. (éd. Niderst, 2003, 182).
Pourtant ce matérialisme ‘vital’, embodied est encore un réductionnisme : « Partout là au lieu d’âme je mets l’homme ou l’animal » ; « l’action de l’âme sur le corps est l’action d’une portion du corps sur l’autre ; et l’action du corps sur l’âme, l’action d’une portion du corps sur une autre » (Diderot, commentaire sur Hemsterhuis, 1772). « Celui qui voudra connaître les propriétés de l’âme, doit donc auparavant recher celles qui se manifestent clairement dans les corps » (La Mettrie, Traité de l’âme) « les divers états de l’âme sont donc toujours corrélatifs à ceux du corps » (L’Homme-Machine).
Un matérialisme vital avec une dimension réductionniste (corps-âme) : cf. l’idée de l’ « anatomie animée » ‘L’ange anatomique’, gravure (sans titre), Jacques Fabien Gautier d'Argoty, 1746
4. Embodiment matérialiste ? Problème : un embodiment non-biologique pourrait bien être un embodiment sans corps. « Le post-modernisme est obsédé par le corps et terrifié par la biologie. Le corps est un thème diablement populaire dans les « cultural studies » — mais il s’agit ici du corps plastique, reconfigurable, socialement construit, non pas de cette parcelle de matière qui tombe malade, qui pourrit et qui meurt. La créature, l’individu qui émerge de la pensée post-moderne est décentré, hédoniste, s’inventant et s’adaptant sans cesse. Il ressemble plus à un publicitaire de Los Angeles qu’à un pêcheur indonésien » . Terry Eagleton, After Theory, 2003, 186.
En effet … Les mystères de l’incarnation (i) « La vie n’est pas physique dans le sens matérialiste courant de structure et de fonction purement externes. La vie produit une forme d’intériorité, l’intériorité du soi et de la production de signification. Nous avons ainsi besoin d’une notion élargie du physique pour rendre compte de l’organisme ou de l’être vivant » (Evan Thompson, Mind in Life, 2007).
Les mystères de l’incarnation (ii) « Comme le sacrement non seulement symbolise sous des espèces sensibles une opération de la Grâce, mais encore est la présence réelle de Dieu, la fait résider dans un fragment d’espace et la communique à ceux qui mangent le pain consacré s’ils sont intérieurement préparés, de la même manière le sensible a non seulement une signification motrice et vitale mais n’est pas autre chose qu’une certaine manière d’être au monde qui se propose à nous d’un point de l’espace, que notre corps reprend et assume s’il en est capable, et la sensation est à la lettre une communion » (Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception).
Penser l’embodiment : Pistes et divergences Embodiment • Subjectivité ou historicité ? (cf. aussi Mauss, “Techniques du corps”) • Embodiment féministe (Iris Marion Young, Kathy Acker) • Embodiment cyborg-queer (Preciado) et 3 modèles du corps ? • Le corps physicaliste (Galilée, Hobbes, iatromécanisme… Engels) • Le corps-subjectivité • Le corps matérialiste-embodied – L’embodiment féministe peut prendre l’une ou l’autre de ces deux dernières formes
Conclusion La machine corporelle (contra Engels) « Qu’on ne craigne point qu’il soit trop humiliant pour l’amour-propre de savoir que l’esprit est d’une nature si corporelle » . (La Mettrie, commentaire Boerhaave, 1747) sur Merci !
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